Comment l’Amérique a éliminé le gazoduc Nord Stream (1/4)
Notre ami Bernard Martoïa a traduit un article du journaliste américain Seymour Hersh (cet article a été divisé en 4 parties pour faciliter la lecture):
Le New York Times a parlé de mystère, mais les États-Unis d’Amérique ont mené une opération maritime secrète jusqu’à ce jour.
Par Seymour Hersh, 8 février 2023 (1)
Le centre de plongée et de sauvetage de la marine américaine se trouve dans un endroit aussi obscur que son nom, au bout de ce qui a été autrefois un ancien chemin de campagne de Panama City, une villégiature aujourd’hui en plein essor, dans le nord-ouest de la Floride, à 110 kilomètres au sud de la frontière avec l’Alabama.
Ce centre est aussi discret que son emplacement, une structure terne en béton datant de l’après-guerre, qui a l’aspect aussi peu reluisant qu’un lycée professionnel de Chicago. Une laverie automatique et une école de danse se trouvent de l’autre côté de ce qui est aujourd’hui une route à quatre voies.
Ce centre forme depuis des décennies des plongeurs en eau profonde, qui après avoir été affectés à des unités militaires américaines dans le monde entier, sont capables d’effectuer des plongées techniques pour faire le bien – en utilisant des explosifs C4 pour nettoyer les ports et les plages de débris d’engins non explosés – et le mal comme l’explosion de plates-formes pétrolières étrangères, d’encrasser des vannes d’admission de centrales électriques sous-marines ou de détruire des écluses sur des canaux de navigation.
Le centre de Panama City qui s’enorgueillit de posséder la deuxième plus grande piscine couverte d’Amérique, était l’endroit idéal pour recruter les meilleurs éléments de l’école de plongée qui, l’été dernier, ont réussi ce qu’ils ont été autorisés à faire à 80 mètres de profondeur dans la mer Baltique.
En juin 2022, ces plongeurs de la marine, opérant sous le couvert d’un exercice de l’OTAN, connu sous le nom de code BALTOPS 22, placèrent des explosifs télécommandés qui, trois mois plus tard, détruisirent trois des quatre gazoducs Nord Stream, selon une source ayant une connaissance directe de la planification opérationnelle. (2)
Deux des gazoducs, connus collectivement sous le nom de Nord Stream 1, approvisionnaient l’Allemagne et une grande partie de l’Europe occidentale en gaz naturel russe à bon marché depuis plus de dix ans. Une deuxième paire de gazoducs, appelée Nord Stream 2, n’était pas encore opérationnelle.
Alors que les troupes russes se massaient à la frontière ukrainienne et que la guerre la plus sanglante était menée en Europe depuis 1945, le président Joseph Biden entrevit ces gazoducs comme un moyen pour Vladimir Poutine de mettre le gaz naturel au service de ses ambitions politiques et territoriales. Interrogée à ce sujet, Adrienne Watson, porte-parole de la Maison-Blanche, répondit par courriel : « C’est faux et c’est de la pure fiction ! » Tammy Thorp, porte-parole de la Central Intelligence Agency (CIA), écrivit : “Cette affirmation est complètement fausse !“
La décision de M. Biden de saboter les gazoducs fut prise après plus de neuf mois de débats secrets au sein de la communauté de la sécurité nationale de Washington. Pendant la majeure partie de la tractation, la question n’était pas de savoir s’il fallait ou non accomplir la mission, mais comment la mener à bien, sans que l’on sût qui en était responsable.
Il y avait une raison impérieuse et bureaucratique de s’appuyer sur les diplômés de l’école de plongée du centre de Panama City. Ces plongeurs appartenaient à la marine. Ils n’étaient pas des membres du commandement des opérations spéciales, dont les opérations secrètes devaient être notifiées au Congrès. En outre, les dirigeants du Sénat et de la Chambre des représentants, le fameux Gang des Huit (3), devaient être informés de ces opérations secrètes. L’administration Biden fit tout son possible pour éviter des fuites lorsque la planification était en gestation entre la fin de 2021 et les premiers mois de 2022.
Le président Biden et son équipe comprenant le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, le secrétaire d’État Tony Blinken, et Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État, manifestèrent, avec constance et fermeté, leur hostilité à l’égard de ces deux gazoducs.
Ces deux gazoducs s’étendent côte à côte sur 1200 kilomètres sous la mer Baltique à partir de deux ports différents dans le nord-est de la Russie, près de la frontière estonienne, en passant près de l’île danoise de Bornholm et se terminent dans le nord de l’Allemagne.
Cette route directe évitant un transit par l’Ukraine fut une aubaine pour l’économie allemande. Elle bénéficia d’une abondance de gaz naturel russe à bon marché, lui permettant à la fois de faire tourner les usines et chauffer les habitations, tout en permettant aux distributeurs allemands de revendre le gaz excédentaire avec un bénéfice dans le reste de l’Europe occidentale.
L’opération de sabotage qui pourrait être attribuée à l’administration violerait la promesse américaine de minimiser les conflits directs avec la Russie. Le secret de l’opération était donc essentiel. Dès les premiers jours de son exploitation, Nord Stream 1 fut perçu par Washington comme une menace à sa domination.
La société holding à l’origine du projet, Nord Stream Aktiengesellschaft, fut constituée en Suisse, en 2005, en partenariat avec Gazprom.
La société russe Gazprom, cotée en bourse, réalise d’énormes profits pour les actionnaires. Elle est dominée par des oligarques connus pour être sous l’emprise de Poutine. Gazprom contrôlait 51 % de la société Nord Stream AG.
Quatre entreprises européennes du secteur de l’énergie – une en France, une aux Pays-Bas et deux en Allemagne – se partageaient les 49 % des voix restantes. Ces quatre entreprises contrôlaient les ventes en aval à des distributeurs en Allemagne et en Europe occidentale. Les bénéfices de Gazprom étaient partagés avec le gouvernement russe.
Les ventes de pétrole et de gaz représentent environ 45% des recettes de l’État russe.
Les craintes de l’Amérique étaient fondées. Poutine disposerait d’une source de revenus supplémentaires. L’Allemagne et le reste de l’Europe occidentale bénéficieraient de son gaz naturel à bas prix, tout en diminuant la dépendance de l’Europe envers l’Amérique. C’est exactement ce qui s’est passé.
Pour beaucoup d’Allemands, Nord Stream 1 fut la concrétisation de l’Ostpolitik de l’ancien chancelier Willy Brandt (1969-1974), laquelle devait permettre à l’Allemagne de se réhabiliter et de réhabiliter d’autres nations européennes détruites pendant la Seconde Guerre mondiale en utilisant, entre autres initiatives, le gaz russe à bon marché pour alimenter une Europe occidentale prospère.
Le Nord Stream 1 était déjà dangereux pour Washington, mais le Nord Stream 2 dont la construction s’acheva en septembre 2021, doublerait la quantité de gaz à bon marché pour l’Allemagne et l’Europe occidentale. Le second gazoduc devait fournir suffisamment de gaz pour satisfaire au moins 50 % de la consommation annuelle de l’Allemagne.
Les tensions ne cessèrent de s’intensifier entre la Russie et l’OTAN, soutenue par la politique étrangère agressive de l’administration Biden. L’opposition à Nord Stream 2 s’enflamma à la veille de l’investiture de Biden en janvier 2021. Lors de l’audition de confirmation de la candidature de Blinken au poste de secrétaire d’État, les Républicains du Sénat, conduits par Ted Cruz du Texas, évoquèrent la menace du gaz naturel russe à bon marché. À ce moment-là, un Sénat unifié réussit à adopter une loi qui, comme le dit Cruz à Blinken, stoppa l’oléoduc dans sa course… Il y avait une forte pression du gouvernement allemand, alors dirigé par Angela Merkel, pour que le deuxième oléoduc fût mis en service le plus rapidement possible.
- Biden tiendrait-il tête aux Allemands ? M. Blinken répondit par l’affirmative, mais il ajouta qu’il ne pouvait donner en détail les orientations du futur président.
“Je sais qu’il est fermement convaincu que le Nord Stream 2 est une mauvaise idée,” a-t-il déclaré. “Je sais qu’il voudrait que nous utilisions tous les moyens de persuasion dont nous disposons pour convaincre nos amis et nos partenaires, y compris l’Allemagne, de ne pas aller de l’avant avec ce projet.” (4)
Sources
https://seymourhersh.substack.com/p/how-america-took-out-the-nord-stream
- 1. Les confrères de Seymour Hersh n’ont pas relayé son enquête sous le prétexte qu’il ne cite pas ses sources. C’est un argument fallacieux car le journalisme d’investigation repose sur l’anonymat des sources. Lorsque les deux journalistes du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, révélèrent la mise sur écoute du siège du parti démocrate au Watergate Complex à Washington, sur l’ordre du président Richard Nixon, leurs confrères les relayèrent et ils eurent aussi le scrupule de ne pas citer la source principale. L’identité de Deep Throat ne fut dévoilée qu’en 2005.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mark_Felt
- 2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gang_des_Huit
- 3. Citation du conseiller diplomatique Henry Kissinger : « Il peut être dangereux d’être l’ennemi des États-Unis mais il est mortel d’être leur ami. »
Comments (1)
qu’ en dit ” notre ” Grand défenseur de notre Démocratie ” occidentale ” ; l’ ineffable Gut Millière