Comment l’Amérique a éliminé le gazoduc Nord Stream (2/4)

Comment l’Amérique a éliminé le gazoduc Nord Stream (2/4)

Notre ami Bernard Martoïa a traduit un article du journaliste américain Seymour Hersh (cet article a été divisé en 4 parties pour faciliter la lecture). Vous pouvez lire la première partie ici.

 

Alors que la construction du second gazoduc touchait à sa fin, M. Biden fit marche arrière. Dans un revirement étonnant, l’administration leva les sanctions contre la société suisse Nord Stream Aktiengesellschaft. En mai 2021, le porte-parole du Secrétaire d’État concéda que tenter d’arrêter la mise en service du gazoduc par des sanctions ou par la voie diplomatique était un pari à long terme. Dans les coulisses, de hauts fonctionnaires américains auraient exhorté le président ukrainien Volodymyr Zelensky, alors confronté à une menace d’invasion russe, de ne pas critiquer cette décision.

Les conséquences de cette volte-face furent immédiates. Les sénateurs républicains, conduits par Ted Cruz, annoncèrent un blocage de toutes les nominations de Biden concernant les postes à pourvoir dans les ambassades et retardèrent l’adoption du projet de loi sur la défense jusqu’en octobre. Le magazine Politico décrivit la volte-face de Biden comme une décision mettant davantage en péril la politique étrangère américaine que le retrait militaire chaotique en Afghanistan.

Le gouvernement américain pataugeait malgré un répit à la mi-novembre 2021 lorsque les autorités allemandes de régulation de l’énergie suspendirent l’approbation du second gazoduc. Cette suspension fit bondir le prix du gaz naturel de 8% en Europe. La position d’Olaf Scholtz, le nouveau chancelier allemand, n’était pas claire pour Washington. Après la chute de Kaboul, Scholtz avait publiquement soutenu l’appel du président français Emmanuel Macron en faveur d’une politique européenne plus autonome à l’égard de Washington lors d’un discours à Prague, suggérant ainsi une moindre dépendance vis-à-vis de ses actions mercurielles.

Pendant ce temps-là, les troupes russes affluaient aux frontières de l’Ukraine. A la fin de décembre 2021, plus de 100.000 soldats étaient en position de frapper à parti du Belarus et de la Crimée. L’inquiétude grandit d’un cran à Washington quand Blinken déclara que ces troupes pouvaient être doublées à courte échéance.

L’attention du gouvernement américain se porta à nouveau sur les gazoducs de Nord Stream. Tant que l’Europe restait dépendante de ces gazoducs pour son approvisionnement, Washington appréhendait que des pays comme l’Allemagne hésitassent à fournir à l’Ukraine l’argent et les armes dont elle avait besoin pour vaincre la Russie. C’est à ce moment trouble que Biden autorisa Jake Sullivan à réunir un groupe inter-agences à fin d’élaborer un plan. Toutes les options devaient être mises sur la table, mais une seule allait émerger.

LA PLANIFICATION

En décembre 2021, deux mois avant l’arrivée des chars russes en Ukraine, Jake Sullivan réunit ce groupe de travail nouvellement constitué. Il était composé d’agents de l’état-major interarmées, de la CIA, du Secrétariat d’État et du Trésor. Il leur demanda de formuler des recommandations sur la manière de répondre à l’invasion imminente de la Russie.

Ce fut le début d’une série de réunions secrètes dans une salle sécurisée au dernier étage d’un immeuble adjacent à la Maison Blanche. Ce va-et-vient routinier aboutit finalement à une question préliminaire cruciale. Est-ce que la recommandation du groupe de travail était réversible comme une série de sanctions ou irréversible par une action ne pouvant être annulée ? Ce qui ressortit clairement aux participants, selon la source ayant une connaissance directe du processus, ce fut que Sullivan les guida vers l’option irréversible avec le plan de détruire les deux gazoducs, répondant ainsi au souhait du président.

Au cours des réunions suivantes, les participants débâtirent des différentes attaques possibles. La marine proposa d’utiliser un sous-marin nouvellement mis en service pour attaquer directement les gazoducs. L’armée de l’air envisagea de larguer des bombes à retardement pouvant être déclenchées à distance. La CIA fit valoir que quelle que fût la solution retenue, celle-ci devait être couverte. Tous les participants comprirent l’enjeu. « Ce n’est pas un jeu de gamins. Si l’attaque est imputable aux États-Unis, il s’agit d’un acte de guerre, » confia la source.

La CIA était dirigée par William Burns, un ancien ambassadeur à Moscou. Cet homme affable fut nommé secrétaire d’État dans le gouvernement d’Obama. Burns autorisa la constitution d’un groupe de travail ad-hoc au sein de la CIA. Par chance, un de ces membres connaissait les capacités des plongeurs de Panama City. Au cours des semaines suivantes, ce group de travail autonome élabora un plan pour une opération secrète utilisant les plongeurs pour déclencher une explosion le long des gazoducs.

Une opération similaire fut menée en 1971. La communauté américaine du renseignement apprit de sources non encore divulguées que deux unités de la marine russe communiquaient entre elles via un câble sous-marin enfoui dans la mer d’Okhotsk, sur la côte extrême-orientale de la Russie. Ce câble reliait un commandement régional de la marine au quartier-général à Vladivostok. Une équipe triée sur le volet d’agents de la CIA et de la National Security Agency (NSA) se réunit discrètement non loin de Washington. Leur plan d’attaque prévoyait d’utiliser des plongeurs de la marine, un sous-marin modifié et un véhicule de sauvetage en eaux profondes. Après de nombreux essais infructueux, le commando finit par localiser le câble russe. Les plongeurs placèrent un dispositif d’écoute sophistiqué sur le câble qui permit d’intercepter les communications russes.

La NSA apprit ainsi que des officiers de la marine russe, convaincus que le câble était sûr, communiquaient entre eux sans moyen de cryptage. La seule contrainte était que la cassette d’enregistrement devait être remplacée chaque mois. L’écoute se poursuivit joyeusement pendant plus d’une décennie jusqu’à ce que celle-ci fût compromise par un technicien civil de quarante-quatre ans de la NSA dénommé Ronald Pelton. Endetté jusqu’au cou, il parlait couramment le russe. Moyennant une compensation financière pour se renflouer, il dévoila l’opération à un agent du KGB nommé Vitaly Yurchenko à la résidence de l’ambassadeur russe en Autriche. En 1985, quand Yurchenko fuit à l’Ouest, il dévoila au FBI que l’opération américaine avait été déjouée par les Russes avec la complicité de Ronald Pelton en échange d’une modique prime de 35.000 dollars. (1) Ce succès sous-marin, connu sous le nom de code Ivy Bells, était à la fois innovant et risqué. Il permit de recueillir des informations intéressantes sur la planification des opérations de la marine russe.

Pourtant, le groupe inter-agence demeurait sceptique quant à l’enthousiasme de la CIA pour une attaque secrète en pleine mer. Trop de questions demeuraient sans réponse. Les eaux de la mer Baltique étaient sans arrêt patrouillées par la marine russe et il n’y avait pas de plateforme pétrolière permettant la couverture d’une opération de plongée. Les plongeurs devaient-ils se rendre en Estonie, à proximité des quais de chargement de gaz russe, pour s’entraîner en vue de la mission ? Le groupe inter-agence répondit à son homologue de la CIA que leur opération pouvait tourner à un fiasco.

Pendant toute cette machination, a déclaré la source, certains collaborateurs disaient : « Ne faites pas ça. C’est stupide et ce sera un cauchemar politique si cela se sait. » Néanmoins, au début de l’année 2022, l’équipe de la CIA déclara au groupe inter-agence piloté par Sullivan : « Nous avons un moyen de faire exploser les gazoducs. »

La suite fut stupéfiante. Le 7 février 2022, moins de trois semaines avant l’invasion apparemment inévitable de l’Ukraine par la Russie, le chancelier Olaf Scholz se rendit à la Maison Blanche. Après son désir d’émancipation exprimé publiquement à Prague, il faisait partie de l’équipe américaine. Lors de la conférence de presse qui s’ensuivit, Biden dit sur un ton de défi : « Si la Russie envahit l’Ukraine, il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin. »

Vingt jours auparavant, le sous-secrétaire d’État Victoria Nuland avait délivré, peu ou prou, le même message lors d’une conférence de presse qui n’eut aucun écho. « Je veux être très claire avec vous aujourd’hui. Si la Russie envahit l’Ukraine, d’une façon ou d’une autre, Nord Stream 2 n’ira pas de l’avant. » Plusieurs membres du groupe inter-agence furent consternés par ce qu’ils considéraient comme une allusion indirecte à leur opération de sabotage.

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Sources

 

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