Chateaubriand et la mondialisation
Il y a bientôt deux siècles (comme le temps passe… ou plutôt pas), Chateaubriand achève les mémoires d’outre-tombe. Il conclue d’une manière sublime et synthétique que nous sommes déjà dans la matrice du monde moderne ; et qu’on n’en changera plus. Je lui laisse bien sûr la parole, préférant oublier qu’il fut ministre des affaires étrangères, et que nous en avons eu d’autres depuis. Son constat est incroyable de précision, d’exactitude, d’implacabilité. Il aurait mérité le prix Nobel, au moins autant qu’Obama !
La globalisation arrive :
Si l’on arrête les yeux sur le monde actuel, on le voit, à la suite du mouvement imprimé par une grande révolution, s’ébranler depuis l’Orient jusqu’à la Chine qui semblait à jamais fermée ; de sorte que nos renversements passés ne seraient rien ; que le bruit de la renommée de Napoléon serait à peine entendu dans le sens dessus dessous général des peuples, de même que lui, Napoléon, a éteint tous les bruits de notre ancien globe.
C’est le crépuscule de la France et la fin de l’histoire, aussi bien ressentie par notre grand écrivain que par Hegel, repris ensuite par Kojève et l’impayable Fukuyama :
L’empereur nous a laissés dans une agitation prophétique. Nous, l’Etat le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence. Comme un malade en péril se préoccupe de ce qu’il trouvera dans la tombe, une nation qui se sent défaillir s’inquiète de son sort futur. De là ces hérésies politiques qui se succèdent. Le vieil ordre européen expire ; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n’existe plus rien : autorité de l’expérience et de l’âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié ; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées.
C’est le début du relativisme, l’ère des masses aux terrasses (cf. Ortega Y Gasset) et les joyeux débuts du bobo planétaire, l’homme qui aime le changement et la consommation :
Des multitudes sans nom s’agitent sans savoir pourquoi, comme les associations populaires du moyen âge : troupeaux affamés qui ne reconnaissent point de berger, qui courent de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l’expérience des pâtres durcis au vent et au soleil. Dans la vie de la cité tout est transitoire : la religion et la morale cessent d’être admises, ou chacun les interprète à sa façon.
Avant Andy Warhol, Chateaubriand prévoit que l’on sera tous célèbres une demi-heure : une renommée palpite à peine une heure, un livre vieillit dans un jour, des écrivains se tuent pour attirer l’attention ; autre vanité : on n’entend pas même leur dernier soupir.
Trente ans avant Marx et son manifeste célèbre, Chateaubriand voit la fin des frontières et des cultures causées par la technique et le commerce global :
Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l’usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d’un même Etat ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l’unité des peuples, comment ressusciterez vous l’ancien mode de séparation ?
Chateaubriand voit aussi poindre la fin du travail deux siècles avant nos meilleurs sociologues et la décadence qui en découle. Décadence, le mot est pompeux : quand on voit la France de Hollande et de DSK, on ne peut même plus parler de décadence : ce n’est pas Pétrone tout de même. Mais j’ai promis de me taire !
Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines, admettez qu’un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité : que ferez-vous du genre humain désoccupé ? Que ferez-vous des passions oisives en même temps que l’intelligence ? La vigueur du corps s’entretient par l’occupation physique ; le labeur cessant, la force disparaît ; nous deviendrions semblables à ces nations de l’Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer.
En même temps que Tocqueville, cet autre aristocrate de la pensée, Chateaubriand voit poindre l’ordre beauf universel et le déclin de toute éthique : on est en démocratie ! Alors la science et les sciences sociales nous remplacent ou nous excusent…
Au milieu de cela, remarquez une contradiction phénoménale : l’état matériel s’améliore, le progrès intellectuel s’accroît, et les nations au lieu de profiter s’amoindrissent : d’où vient cette contradiction ?
C’est que nous avons perdu dans l’ordre moral. En tout temps il y a eu des crimes ; mais ils n’étaient point commis de sang-froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. A cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d’une manière différente, c’est qu’on n’était pas encore, ainsi qu’on l’ose affirmer, assez avancé dans la connaissance de l’homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu’on peut en tirer d’utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries. Les corruptions de l’esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n’appartiennent plus à quelques individus pervers, elles sont tombées dans le domaine public.
Le malaise dans la civilisation est total. Je laisse la parole au Maître :
Voilà pour ce qui est de la vieille Europe, elle ne revivra jamais. La jeune Europe offre-t-elle plus de chances ? Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, semble placé entre deux impossibilités : l’impossibilité du passé, l’impossibilité de l’avenir. Et n’allez pas croire, comme quelques-uns se le figurent, que si nous sommes mal à présent, le bien renaîtra du mal ; la nature humaine dérangée à sa source ne marche pas ainsi correctement. Par exemple, les excès de la liberté mènent au despotisme ; mais les excès de la tyrannie ne mènent qu’à la tyrannie ; celle-ci en nous dégradant nous rend incapables d’indépendance : Tibère n’a pas fait remonter Rome à la république, il n’a laissé après lui que Caligula.
Le monde futur est un monde d’insectes ; il ne sera que matérialiste et ne produira pas de génies.
Nous pourrons être de laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel. Dans le monde matériel les hommes s’associent pour le travail, une multitude arrive plus vite et par différentes routes à la chose qu’elle cherche ; des masses d’individus élèveront les Pyramides ; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes, dans les sciences exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde moral en est-il de la sorte ? Mille cerveaux auront beau se coaliser, ils ne composeront jamais le chef-d’œuvre qui sort de la tête d’un Homère.
Le métissage sera généralisé et l’on abolira la famille et les nations ; certains voudront les protéger : il ne manquerait plus que cela !
La folie du moment est d’arriver à l’unité des peuples et de ne faire qu’un seul homme de l’espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra-t-elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d’un frère…
La culture future est menacée de nullité totale. Adieu Molière, adieu Pouchkine et vive Spiderman ! Le parc Disney fera la grande synthèse culturelle !
Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne ? Ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu’en résulterait-il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ?
Et bien, que le maître se rassure, il n’en résultera rien, sauf que l’on ne s’en rendra plus compte ! C’est ce qu’a dit Soljenitsyne à Harvard !
Chateaubriand décrit ensuite la menace égalitaire et socialiste, et se prend à rêver d’une société plus chrétienne. Je lui laisse le choix de cet optimisme. Et, en me rappelant d’une émission où l’on m’avait invité à changer de planète, après mes propos jugés sévèrement, je lui laisse encore la parole :
Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d’un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète.
La science aura créé le même citoyen planétaire universel, obsédé de fric, de technique et de santé publique, mais elle n’est pas capable de nous faire changer de planète, sauf, comme je l’ai montré dans mon texte sur la pseudo-conquête spatiale, pour nous conditionner un peu plus !
Il faut se remonter le moral : je vais relire Chrétien de Troyes et puis revoir Ruslan et Ludmila de notre cher Ptouchko !
Comments (3)
Quel texte !
Je viens de terminer la lecture des Mémoires d’Outre Tombe et j’avais trouvé également ce passage de Chateaubriand édifiant de clairvoyance, d’analyse de la société, de l’époque, qui s’adapte et s’emboîte quasiment à la perfection à notre époque….
visionnaire Chateaubriand ? un génie, sans aucun doute.
Bravo d’avoir rappelé ce Grand HOMME FRANCAIS. Effectivement c’était un “voyant” et combien en avons-nous eu dans notre histoire. C’est bien pour cela que les “multiculturalistes” veulent imposer leurs idées : pour n’avoir plus à lutter contre le bon sens et l’intelligence.